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5. conversations

by admin on août 25th, 2011

Les médecins ont leurs patients, les avocats leurs clients, les architectes leurs maîtres d’ouvrage. Finalement le mot importe peu… Dans les métiers du design, c’est le terme de « commanditaire » qui est en train de se généraliser. Même si nous sommes ici davantage dans le jargon que dans l’étymologie, accordons-lui le mérite de laisser entendre qu’en la matière « la commande » est première. Au point de départ de chacun de nos projets, il y a toujours une commande. C’est-à-dire une sollicitation extérieure : l’invitation faite par un tiers à intervenir, à participer, à jouer, à ajouter notre pierre à l’édifice qu’il est en train de construire… Une personne (un groupe, une institution), avec son identité, son histoire, ses projets, ses contraintes, nous demande d’inventer pour elle, de créer, de fabriquer des images ou des objets singuliers.

Commandes et « commanditaires »
Pour autant, la relation entre concepteurs et porteurs de commandes n’en est pas moins particulièrement complexe. S’y mêlent trois types d’enjeux : des questions d’argent, des impératifs d’organisation et de logistique et des problématiques de création…
L’argent tout d’abord. Avant même de s’engager dans le travail, il faut commencer par aborder les questions financières, s’accorder sur des devis, des coûts d’objectifs : alors qu’il souhaiterait rêver le projet, le concepteur est sommé de dire son prix. C’est souvent un préalable, et même un critère de sélection. « Faire cher ? Ou faire pas cher ? » – Qui peut dire combien il en coûte pour mener à bien un travail de création dont les objectifs et les contours sont, à ce stade, souvent peu définis ? Comment se comporter si le coût d’objectif n’est pas précisé ? Sur quels critères se déterminer entre le souhaitable et le possible ? Rêver un projet idéal ? Proposer une intervention moyenne dans un budget moyen ? Ou bien jauger son interlocuteur en supputant « combien il peut mettre » ? Mais à ce jeu de poker menteur, personne n’a rien à gagner… Mieux vaudrait mettre cartes sur table et dire : « Voilà, j’ai ce budget. Que pouvons-nous faire ensemble ? » Ce serait la bonne manière de procéder, qui éviterait bien des malentendus. Le commanditaire pose l’ambition et les limites de sa demande ; aux concepteurs de formuler (moduler ? refuser ?) leur intervention dans ce cadre…
Second enjeu dans la relation entre le designer et son client, les questions d’organisation, de fabrication et de logistique. Il s’agit ici tout autant de gérer des relations (qui associer au projet et comment ?), des prises de décision (quand faut-il montrer des maquettes ? et à qui ?) que de maîtriser des coûts, des techniques et des délais : un fournisseur peu scrupuleux, des tonnes de papier qui n’arrivent pas en temps et en heure, un livreur qui s’égare, une machine qui tombe en panne… Et le plus joli projet du monde n’y survit pas !
« Au bout du compte, c’est la réalité qui a raison », dit le peintre Claude Viallat pour mettre en évidence cette sanction impitoyable du résultat final… Les intentions de départ, les esquisses, les simulations intermédiaires ne sont que des étapes dans l’élaboration du projet : c’est sur les machines de l’imprimeur que l’affiche, le livre, accèdent enfin à leur véritable statut. Nous comprenons parfaitement que nos commanditaires cherchent à faire réaliser rapidement et au moindre coût… Nous n’en sommes pas moins inquiets quand nos fichiers partent « se faire exécuter » à l’autre bout du monde. Et, dans la mesure du possible, nous préférons bien évidemment suivre un travail jusqu’à son terme.
Quant au troisième point, il est inhérent à la nature même de la relation qui unit pour un temps commanditaire et concepteur, puisque c’est de création qu’il s’agit. Et comme des images et des formes sont en jeu, se posent inévitablement des questions de culture et d’esthétique. Il n’est pas forcément très simple, pour un concepteur, de se projeter dans un contexte qui lui est extérieur, même si c’est une dimension essentielle de sa pratique. En retour, on ne peut pas demander à un commanditaire de savoir « lire une image » ou d’avoir un avis sur telle police de caractère ou telle couleur… La commande de design est rarement pour lui une activité à plein temps.
Une dernière complexité enfin, c’est la relation au destinataire final : le client, l’usager, le visiteur… Combien de fois nous a-t-on opposé ce « pékin moyen », ce « retraité de la SNCF » ou ce « M. tout le monde », en lui prêtant l’opinion qu’il serait totalement imperméable (indifférent ? hostile ?) aux formes que nous préconisions. « Nous fondons notre pratique sur une hypothèse essentielle, écrit Bruce Mau : l’intelligence et l’imagination existent du côté du destinataire. Nous apportons un instant de dignité dans une culture qui, trop souvent, se prête aux exigences du plus petit dénominateur commun et, ce faisant, est une insulte à l’intelligence des citoyens. »1
Nous souscrivons pleinement. Non pas pour revendiquer la prééminence d’une quelconque élite, mais parce qu’il y a urgence à sortir de cette dictature du consensus et de la médiocrité qui ravage actuellement tous les débats de société – du référendum sur le traité constitutionnel européen aux attaques en règle contre l’art contemporain ou, tout récemment, la psychanalyse. Et nous faisons nôtre cette magnifique formule de Cornélius Castoriadis : « L’humanité peut mieux faire. »

Prendre langue…
Aussi complexe soit-elle, cette relation aux commanditaires nous est pourtant indispensable. Il n’est qu’à voir nos difficultés quand nous devons participer à des concours sur projet, « à l’aveugle », sur la base d’un seul programme désincarné. Nous avons besoin, pour avancer, d’échanger et de débattre, de confronter idées et intuitions. Le cahier des charges le plus élaboré ne peut pas tout programmer, ni tout prévoir : chemin faisant, d’autres directions, d’autres possibles se font jour… Des ajustements, des arbitrages, sont alors nécessaires : avez-vous réellement besoin de ceci ? on pourrait par contre gagner cela, etc. C’est à partir de cette relation nourricière, de ces échanges, que se construisent habituellement les projets.
Mais comment sortir du « J’aime, j’aime pas » quand les univers culturels de chacun sont trop éloignés ? Il faut bien prendre langue, nouer une conversation, bâtir des passerelles entre ces deux mondes ; et faire en sorte que chacun, dans son rôle, accomplisse un bout du chemin… « Nous les rappelons à l’ambition de leur projet, ils nous rappellent leurs contingences », dit Pierre Bernard pour décrire ces relations de travail… Avec ce que cela suppose d’exigence et de complicité. « Le graphisme est un métier intéressant quand on nous demande de participer à l’élaboration des projets, écrit Irma Boom. Il cesse de l’être quand on nous demande simplement d’exécuter une commande. Le processus de réalisation est un voyage à plusieurs où le commanditaire et le graphiste doivent être ouverts sur l’inconnu et l’inattendu. Je sais d’expérience qu’il est très intéressant et nécessaire d’entretenir une longue relation avec quelques clients afin d’établir une méthode de travail précieuse pour tout le monde. Je n’ai pas de temps pour ceux qui n’ont pas le temps de s’investir dans ce genre de rapports. »2


1. Bruce Mau, Reading, éd. arc en rêve 1998
2. Irma Boom, Graphic Design for the century, Tashen

From → atelier

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