2000
Miroir, ô mon miroir…
bustes / sculptures / musée / Mont-de-Marsan / miroirs / portraits
À Mont-de-Marsan, dans les Landes, existe le seul musée français entièrement dédié à la sculpture figurative de l’entre-deux-guerres, établi ici en hommage à deux glorieux enfants du pays, les sculpteurs Charles Despiau et Robert Wlérick. En 1988, la mairie décidait, le temps d’un été, de déménager son musée et de l’exposer dans la rue. L’événement fit date et, depuis, sous le titre Mont-de-Marsan sculptures, la ville se met régulièrement cul par-dessus tête pour faire sa fête à la sculpture. À l’occasion de la cinquième édition, pour l’an 2000, invitation fut lancée à une douzaine de « personnalités » de faire leur marché dans le musée et dans ses réserves et d’imaginer librement une présentation de ce choix de sculptures, dans l’espace de la ville. Invités à participer au festin, nous imaginerons un petit dispositif pour mêler des images de sculptures aux visages des passants… Voici le texte que nous écrivions sur cette histoire dans le catalogue édité à l’occasion1…
Une petite caresse sous le nez
La petite Landaise, l’Athlète vaincu, le Potier, la Femme au collier, l’Adolescente, Thérèse, Rolande, Odette, Zizou, Madame Corbin, Françoise, Miss May, Delphine, Assia, etc. les sculptures du musée Despiau-Wlérick portent des titres qui sont d’abord des noms de personnes. Si bien que, venant et revenant au musée, on peut parfois avoir le sentiment de rendre visite, de « passer voir » des connaissances, chacune avec son caractère, ses gestes, son territoire… Le personnel du musée a d’ailleurs établi avec certaines d’entre elles une relation de tranquille fraternité, comme en témoigne cette confidence d’une gardienne : « Alors, Odette, tu n’en as pas marre d’être toujours assise là ? Des fois, je lui parle comme ça, à celle qui est devant, là-bas, près de l’entrée. » Ou bien ce geste de familiarité – une petite caresse sous le nez –, tendre, un peu désinvolte, de Patrick B., surpris au moment où il nous présente une collection de bustes, dans les réserves du musée.
Mais comment et pourquoi ces sculptures nous sont-elles si étonnamment proches, malgré les poses figées dans l’immobilité, malgré la froideur de la matière, malgré la distance historique et formelle ? Marchant dans la ville, après notre visite au musée, nous aurons même le sentiment de rencontrer telle femme, tel enfant, telle personne, tous prêts à rejoindre vite fait leurs « semblables » dans l’une des salles d’exposition. Alors ce plaisir très particulier que nous avons d’observer les gens – dans la rue ou au restaurant – sera encore un peu plus vif. Dans sa façon singulière d’exister, celui-ci nous indiffère, celui-là nous amuse, cet autre nous émeut profondément… Si le musée, finalement, était déjà dans la rue ?
Miroir, ô mon miroir
En Afghanistan, un miroir est suspendu sur le mur du fond de la salle du mariage. Les fiancés entrent par deux portes opposées et, au lieu de se regarder directement l’un l’autre, ils doivent regarder le miroir. Ce faisant, ils se rencontrent, dit-on là-bas, comme au Paradis, voyant leurs visages redressés (l’œil droit à droite, l’œil gauche à gauche), et non inversés comme en ce monde…
Soit un container installé dans la rue, devant le théâtre. On y entre et on en sort par deux portes qui se font vis-à-vis. Onze bustes choisis dans la collection du musée Despiau-Wlérick. Un miroir sur toute la longueur du container. Les sculptures sont installées sur un socle assez haut et se présentent de dos aux visiteurs, face au miroir. En entrant dans le conteneur, les visiteurs se trouvent ainsi confrontés à une image en mouvement dont ils font partie : leur visage parmi les reflets des bustes sculptés. Bronze contre chair, immobilité contre mouvement. Le dispositif fonctionne comme une machine à regarder, à se regarder et à donner à voir son image. Une machine interactive qui attend que le prochain visiteur vienne en modifier la configuration.
« Je joue. Tu joues. Nous jouons. Au cinéma. Tu crois qu’il y a. Une règle du jeu. Parce que tu es un enfant. Qui ne sait pas encore. Que c’est un jeu. Et qu’il est. Réservé aux grandes personnes. Dont tu fais déjà partie. Parce que tu as oublié. Que c’est un jeu d’enfants. En quoi consiste-t-il ? Il y a plusieurs définitions. Se regarder. Dans le miroir des autres. Oublier et savoir. Vite et lentement. Le monde. Et soi-même. Penser et parler. Drôle de jeu. C’est la vie. » (Jean-Luc Godard2).
Au moment de réaliser cette scénographie assez peu conventionnelle, nous avons douté, pensant même avoir un peu trop instrumentalisé la sculpture. De fait, une fois l’installation réalisée, la machine à regarder (les œuvres), à se regarder (dans le miroir, forcément) et à donner à voir son image (de même que l’on était amené à capter celle des autres) provoquait des réactions fort contrastées : éclats de rires joyeux, recueillement et méditation, sourires complices ou regards croisés, gênés, vite détournés… L’objet d’art, décontextualisé ici de l’environnement douillet du musée, s’y est au contraire révélé d’une étonnante présence.
—
Mont-de-Marsan sculptures, Libres choix
Maîtrise d’ouvrage : mairie de Mont-de-Marsan, 2000
—
1. Libres choix, éd. Musée Despiau-Wlérick, 2000
2. Jean-Luc Godard, Lettre à mes amis pour apprendre à faire du cinéma ensemble,
in L’Avant-scène cinéma, mai 1967
Comments are closed.