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2. édition

by admin on août 28th, 2011

Faire des livres
Nous avons toujours aimé les livres, les librairies et les bibliothèques. Pourtant l’édition ne fut pas notre premier champ d’activité, loin s’en faut : à nos débuts, nous pensions plus volontiers affiches, images, expositions… Mais, sans doute, notre maîtrise de la typographie était-elle alors trop balbutiante pour que l’exercice nous donnât quelque plaisir.

« Une typographie parfaite est certainement le plus aride de tous les arts, écrit Jean Tishold. De parcelles données, rigides et sans rapports entre elles, doit naître un tout vivant et comme jailli d’une seule coulée. » Et c’est vrai qu’il faut du temps pour que l’œil se fasse à la chose, qu’il sache apprécier l’approche entre les caractères, l’harmonie des espaces entre les mots… tout ce qui contribue à la qualité d’un beau « gris typographique ».
Avant l’invention du Macintosh, nous n’étions d’ailleurs pas très à l’aise lorsqu’il nous fallait préparer la copie avant de l’envoyer à la photocomposition. Nous avions beaucoup de mal à projeter. Toutes les simulations que nous pouvions faire n’y changeaient rien : il nous fallait voir le résultat final pour savoir si, par exemple, ce texte-ci, composé en Frutiger corps 9,5 pts, serait bien, une fois positionné à cet endroit-là. De ce point de vue, notre premier ordinateur fut un bonheur : il devenait tout d’un coup possible de voir, d’avoir des repentirs, de faire d’autres choix, de modifier certains réglages… Malgré les limites de la machine, c’était magique. C’est à partir de ce moment-là que nous avons vraiment commencé à nous intéresser à la typographie.

Plaisir du texte
Le mot imprimé s’adresse à nous, que nous soyons cultivés ou non, et quel que soit notre âge. Celui qui sait lire se sert d’une convention particulièrement tenace qui fait que notre œil « reconnaît » l’image d’un mot déjà lu. On comprend qu’il soit hasardeux de s’éloigner des formes habituelles, parce qu’alors le texte devient rapidement illisible. « Plus nous paraît inhabituel le mot que nous avons pourtant déjà identifié, c’est-à-dire lu des millions de fois dans sa forme familière, plus sa forme insolite nous trouble. Car, inconsciemment, nous exigeons de le retrouver sous son apparence familière. N’importe quelle autre nous dépayse et nous complique la lecture. » (Jean Tishold, op. cit.)
Mettre un texte en pages est une grande responsabilité. Nous ne serons jamais virtuoses en la matière, mais la médiocrité et la prétention nous sont aujourd’hui insupportables… Avec des caractères d’un même type et d’un même corps, on peut en effet composer tout aussi bien des lignes agréables et faciles à lire que pénibles à déchiffrer. Des espaces trop larges, une composition trop serrée, une proportion disgracieuse dans la page… et c’est tout le plaisir du texte qui en est gâché. Combien de fois avons-nous renoncé à l’achat d’un livre parce que nous jugions sa mise en pages décidément trop catastrophique ? La lecture d’un texte nous est même devenue difficile si la forme n’est pas à la hauteur du contenu.
Ici comme ailleurs, la généralisation des outils numériques a produit le meilleur comme le pire ; il n’est qu’à observer notre environnement quotidien pour s’en convaincre… Le meilleur, c’est le fait qu’aujourd’hui tout le monde sait à peu près faire la différence entre un Times et un Helvetica. Le pire, c’est que si les outils de la composition typographique sont accessibles à tous, ils le sont sans les savoirs qui leur étaient associés ; un peu comme si on proposait la conduite d’une voiture de course à des personnes sans permis… Combien d’utilisateurs d’ordinateurs soupçonnent-ils l’existence d’un Code typographique ? Le seul exemple de l’emploi des capitales est à cet égard particulièrement significatif. « Ah bon… quand on écrit le mot pape, il ne faut pas mettre de majuscule ? Mais tout de même, pour Monsieur le Maire ! »

Bonheur des images
Quand on dit édition, on pense généralement au texte et à sa mise en pages, mais, dans l’histoire du livre, la liaison texte-image est ancienne et fréquente. L’image y remplit depuis longtemps trois fonctions essentielles, selon ses rapports avec le texte : ornementation, illustration et information. L’ornementation (initiales ornées, décoration dans les marges) n’a souvent rien à voir avec le contenu du texte : elle est là pour mettre en valeur le livre et servir de repères de lecture ; elle reflète les tendances artistiques du moment. L’illustration met simplement le texte en images. L’image d‘information va plus loin : elle complète le texte ; et, d’une certaine manière, elle montre ce qui n’est pas écrit.
Là aussi, le numérique a apporté son lot de joies et de peines… Alors qu’il n’y a pas si longtemps, on cherchait à ne pas multiplier inutilement les images pour de simples questions de coût – le budget de photogravure étant calculé en fonction du nombre de sélections et de leur taille –, avec la généralisation des outils numériques, appareils de prise de vues inclus, la quantité d’illustrations utilisées dans un document imprimé n’a plus guère d’incidence sur son prix de revient. Pourtant, multiplier les images ne va pas sans complications, et leur mise en pages n’est pas plus facile que celle des textes : couleurs, tonalité, contraste, grandes lignes de composition, etc. Les paramètres en jeu sont nombreux. Comment faire voisiner les images ? Pourquoi ces deux images fonctionnent bien ainsi assemblées côte à côte, et pourquoi ces deux-là s’annulent-elles ? Quelle relation établir entre le texte et les illustrations ? Un livre qui ne comporterait que des illustrations serait-il encore un livre ?

Publier ou éditer ?
L’un vient du latin publicare qui signifie « mettre à la disposition d’un public », l’autre du latin edere qui signifie « mettre au monde ». La nuance est de taille… Le français parle d’éditeur et l’anglais de publisher, réservant editor au rédacteur en chef des journaux… Et avec l’Internet, publier signifie maintenant « mettre en ligne », mais alors quid de l’édition ?
Quand nous disons « faire des livres », c’est pour bien signifier qu’il n’est pas simplement question de la mise en pages des textes et des images. Pour qualifier notre intervention, nous parlons ainsi de « design éditorial » lorsqu’il y a la possibilité de programmer en amont l’élaboration des contenus (textes et images), ou de « mise en édition », quand il s’agit de « faire avec » une matière préexistante qu’il est possible ou nécessaire d’aménager… Et nous disons « design graphique » ou « graphisme » quand nous ne traitons que de la mise en pages.
Cette manière de faire attire parfois certains malentendus… Au printemps dernier, une conservatrice de musée : « Je ne comprends pas : d’habitude, quand je travaille avec un graphiste, je sélectionne les images, je lui dis à quelle page les placer… Et cela ne pose pas de problème ! » Coïncidence ? Quinze jours plus tard, le directeur d’un Frac (Fonds régional d’art contemporain) nous tint à peu près le même discours.
Pourtant, concevoir visuellement un livre, c’est imaginer un objet, un format, choisir des papiers, définir des rythmes, des contrastes, des couleurs, imaginer des ruptures. Décider s’il faut traiter séparément les textes et les images ou bien les assembler – harmonieusement, brutalement, insidieusement – sur les mêmes pages. Pour le livre que vous avez entre les mains par exemple, nous nous sommes imposé certaines contraintes. Nous souhaitions raconter des projets et montrer des images. Mais, en même temps, nous ne pensions pas que le texte dût être une explication des images, ni à l’inverse les images venir « illustrer » le texte. Pour donner une chance au texte, nous avons donc volontairement dissocié les choses et opté pour des images d’évocation, peu descriptives et qui ne dévoilent pas complètement les projets présentés. Nous avons découpé notre propos en cinq chapitres et décidé qu’ils seraient équivalents avec, pour chacun, trente-deux pages d’images imprimées sur un papier couché brillant et seize pages de textes imprimés en noir sur un papier non couché.
On peut penser que c’était là se donner des contraintes un peu imbéciles ; mais outre le fait que ces choix ont des incidences économiques, ce fut également pour nous un moyen de stimuler et de cadrer notre propos. Notre intention de départ est-elle lisible ? La trouvez-vous pertinente ? Si vous en êtes encore à lire ce texte, peut-être alors que l’idée n’était pas si mauvaise…


Jean Tishold, Livre et typographie, ré-éd. Allia, 1994

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