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1989-1996

by admin on mars 21st, 1996

Utilité urbaine
Bordeaux / ma ville / Josy Froment / contemporain / promotion-image
/ ambiances / tout sauf des paillettes / élections municipales
Au tournant des années 1990, nous avons conduit la mise en œuvre d’un projet graphique cohérent pour Bordeaux, notre ville : c’est ici que s’est forgée notre pratique « graphique » de la ville. Ces années furent en effet l’occasion de produire généreusement, dans un rythme certes trop rapide, mais avec, en contrepartie, une possibilité unique d’expérimentation et le bénéfice d’une sorte de droit au réversible, à l’erreur, à l’inflexion…

Bordeaux, ma ville…
L’histoire commence en 1989. Récemment nommée en charge d’un service ayant comme fonction « la promotion et de l’image de la ville », Josy Froment cherche des graphistes avec qui développer son projet. Elle fait le tour des studios. Nous connaissons son rôle dans l’histoire du Capc (Centre d’arts plastiques contemporains) de Bordeaux, et dans l’aventure de l’Artbus, le service éducatif. Elle nous dit avoir vu certains de nos travaux et souhaite prendre rendez-vous. L’entrevue durera quatre heures ; notre collaboration cinq ans. Quant à l’amitié qui en découlera, elle dure toujours…
Ainsi, la ville venait de se doter d’un logo dessiné par le studio hollandais Total Design et souhaitait « s’inventer la vie qui va avec »… Pas de charte graphique codifiée, juste un signe, deux couleurs, une typographie (le Futura) et un désir très fort de contemporain… C’est à Josy Froment qu’il revenait de conduire ce travail, avec un petit service créé à cet effet, distinct de la direction de la communication et directement rattaché au cabinet du maire. Nous étions un peu surpris, et même très sceptiques quant à nos chances d’intervenir durablement auprès d’une administration municipale qui avait jusqu’alors présenté une image bien conventionnelle.
Au début, les commandes étaient très ponctuelles : une affiche, puis des panneaux d’information à installer sur un stand, puis une deuxième affiche et un dépliant… Pas de projet global à imaginer. Plutôt rester disponibles et réactifs par rapport à des situations et des événements. Peut-être aurions-nous préféré prendre le temps de réfléchir à une proposition structurée sur des bases graphiques stables et bien établies. Mais non, ce n’était pas dans la démarche, il fallait « avancer en marchant », inventer un projet après l’autre… La gestion du quotidien allait vite prendre le pas sur toute tentative de programmation organisée : alors que nous pensions être engagés dans une forme courte, la relation de travail s’installait dans la durée. Et le chantier se révélait immense…
Nous mesurions encore très mal l’échelle de l’administration municipale : quand il a été question de remettre en jeu le journal interne du personnel, nous avons été très surpris d’apprendre que la ville employait près de cinq mille personnes. Commençait ainsi une longue exploration du quotidien d’une mairie : espaces verts, services techniques, action sociale, administration générale, action culturelle, cuisines municipales, etc. Et, dans chaque service, des besoins particuliers.
La question des formulaires – et des tampons – fut à elle seule une aventure ; à commencer par la simple organisation de leur recensement… Par chance, notre intervention coïncidait avec l’informatisation des services : la logique implacable de la machine s’accorda alors heureusement avec notre souci de mise en cohérence graphique. Imagine-t-on qu’il ait fallu prévoir des sessions de formation à la mise en pages du papier à lettres et débattre longuement de la question du « signer à droite ou signer à gauche » ?
Heureusement, à côté de ce travail long, ingrat et obscur – mais tout à fait indispensable –, se présentait régulièrement l’occasion de projets plus visibles comme les stands de la ville dans les différentes foires et salons. Un architecte, des designers, des photographes, mais également un historien, des écrivains, des cinéastes, etc. venaient alors se joindre ponctuellement à notre petit équipage. Autant de projets pour déployer dans l’espace les fondamentaux d’une identité graphique en construction – comme il en ira par la suite avec les signalétiques dans les
jardins publics ou la nouvelle bibliothèque, le marquage des véhicules, etc.
Ainsi, jour après jour, projet après projet, l’identité visuelle prenait forme et s’affirmait progressivement dans l’espace et le temps de la ville.

Le temps d’une ville
Sans doute, notre plus grande découverte de ces années-là fut celle de la temporalité singulière d’une ville. Jamais nous n’avions réfléchi ainsi… Jusqu’alors, nous pensions affiches, images, signes, typographie, couleurs, considérant la ville exclusivement dans sa dimension spatiale. Là, les fulgurances de notre commanditaire nous amenaient à raisonner autrement et à questionner tout autant le rythme des saisons, la couleur du ciel, l’ambiance de la rue…
Le réseau d’affichage municipal, jusqu’alors très pauvrement utilisé, s’est révélé alors d’un impact étonnant. Brusquement, des images et des mots prenaient place dans l’espace urbain. Ensemble, quand l’actualité laissait quelque répit, nous nous demandions : « De quoi, maintenant, la ville a-t-elle envie ? » De fait, les affiches ainsi élaborées trouvèrent un équilibre singulier : le message n’était plus simplement contenu – composé – dans le format du papier ; il s’inscrivait littéralement dans son cadre urbain. Progressivement, l’inscription typographique prit le dessus : des « gros mots » émergeaient, sortes de surtitres invitant à lire et à regarder l’espace autour. Ces affiches existaient « en situation » ; elles se retrouvaient en quelque sorte constitutives de la ville elle-même, pleinement ancrées dans l’espace, mais aussi dans l’ambiance et dans la temporalité urbaine… Un de nos amis qui avait jusqu’alors considéré que « nous gâchions un peu notre talent » avec les choses futiles du graphisme s’avisa alors de l’intérêt de la démarche : « Vos images, dans la rue, c’est de l’urbanisme ; à chaque fois, ça nous change la ville… »
Si la forme était mouvante, l’histoire restait continue. Le temps de la ville se combinait avec la linéarité du récit, et chaque nouvelle affiche poursuivait ce qui avait été amorcé par les précédentes. Étrangement, des bribes de cette histoire flottent encore, dix ans après, dans les mémoires et, au jeu du « Je me souviens », nous parviennent encore parfois des témoignages à propos de certaines d’entre elles…

Utilité urbaine
Les questions qui agitaient notre profession tournaient alors autour de « l’utilité publique » du travail graphique, avec l’idée que les institutions, notamment les villes, auraient avantage à s’adresser à des graphistes, et à eux seuls, pour créer leurs images et une grande part de leur communication. Elles bénéficieraient ainsi d’une démarche, d’une dynamique de l’intervention graphique, d’un travail en profondeur que peut difficilement apporter l’esprit publicitaire. « Il s’agit, de “dessiner à dessein” des images publiques, de les soumettre à la critique et à l’usage comme tout acte important de la vie de la cité, de bâtir une identité visuelle qui ne relève pas du simple coup médiatique. »1 C’est dans ce creuset de l’image d’utilité publique que nous avons trouvé le ferment de notre travail, dans cet engagement éthique et esthétique, dans cette conviction que « si le graphisme ne peut pas faire de ce monde un paradis, il peut contribuer à le rendre un peu plus humain… »2
En repensant à notre travail dans ces années-là, nous viendrait plutôt aujourd’hui la formule d’« utilité urbaine », tant la ville, dans ses différentes composantes, y était alors tout autant le lieu, le sujet que l’objet…
« Je voudrais souligner combien l’intervention graphique doit pouvoir s’accomplir en dehors des calculs d’intérêts politiques primaires. Il ne s’agit pas de revendiquer une improbable stabilité politique comme condition d’une intervention, mais bien de faire admettre que celle-ci puisse dépasser un mandat, une équipe, et qu’elle soit acceptée comme une forme d’“urbanisation visuelle”. Les municipalités doivent disposer de repères clairement établis sur la nature des images et le rôle d’une intervention graphique, car c’est dans les villes qu’une telle intervention peut donner pleinement la mesure de ses qualités. Dans ces molécules de la citoyenneté, le signe, comme atome civique, poursuit la recherche d’un authentique droit de cité », écrit Michel Wlassikoff à propos de ce travail, dans un texte sur ce qu’il nomme « l’expérience bordelaise ». Les élections municipales de 1995 amenèrent aux commandes une équipe renouvelée, avec un nouveau maire et une autre vision des choses… L’expérience prit fin, brutalement. Nous en fûmes meurtris, nécessairement.


Image de la ville
Maîtrise d’ouvrage : mairie de Bordeaux, 1990-1996


1. Colloque Le Signe et la Citoyenneté, 1992
2. Jean-Noël Blanc, Besoin de ville, éd. Le Seuil, 2003


 

 

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