La greluche et la madone / 2006
Image créée dans le cadre du projet 80+80 photo_graphisme
mené par la Galerie Anatome et l’agence VU,
et présenté, en novembre 2006, pendant le mois de la photographie à Paris.
Froidement, elle plante ses yeux bleus dans les nôtres, le visage encadré d’une guirlande de citrons. À l’aide d’une paille rouge et blanche, elle se délecte, dans le hors-champ de l’image, de quelque gourmandise dont nous ne saurons rien. C’est cette photographie de Ouka Leele (Limones, 1979) qui nous a été attribuée dans le cadre du projet 80_80… Libre à nous, est-il indiqué dans les attendus de l’opération, de “choisir le signe ou le texte qui semblera mettre en évidence le lien étroit qui unit ces deux disciplines [la photographie et le graphisme], tant au niveau de leur engagement sociétal que d’une incessante interro- gation de l’actualité.”
Le projet nous avait semblé pertinent et nous nous étions portés volontaires… Sauf que là maintenant, devant cette photographie, décidément non, nous ne voyons pas… Un texte ? un signe ? un gri-gri ? Que rajouter à cette image – déjà parfaitement cohérente et finie – sans en forcer le sens, en réduire l’ambiguïté ni l’asservir à un propos communiquant ? Mais pourquoi donc nous être embarqués dans cette histoire…
Affichée depuis des semaines sur un des murs de l’atelier, elle va bientôt finir par nous agacer, cette “greluche”* aux citrons, avec ses airs de sainte-nitouche. Un beau jour, les gros mots sont lâchés : “C’est une Madone* !”. Pose de trois-quart, figure régulière, couronne de fruits encadrant le visage (pourtant pas si angélique), au-delà de ses attributs acidulés, de ses couleurs déchirées, et de sa connotation transgressive, nous sommes finalement ici dans la grande tradition humaniste du portrait classique!
De madone en icône, l’association d’idée ne pourrait-elle pas se faire association d’images? Notre pratique graphique se fonde souvent sur de tels rapprochements: combiner, confronter deux images pour en produire une troisième… Vite, chercher de quel autre portrait rapprocher notre Greluche aux citrons! En commençant par la Renaissance fla- mande, nous trouvons ce Portrait de dame* de Rogier van der Weyden (1435): la même pose, le même regard d’une surprenante intensité, la même façon d’enchâsser le visage, ici dans une coiffe de voiles blancs, là dans une guirlande de citrons… Peinture contre photographie, les deux moitiés de visages s’emboîtent parfaitement; chair contre chair, les yeux dans les yeux, un nouveau portrait, étrange, surgit de ce rapprochement.
Ce sera notre proposition…
Au jeu du “marabout, bout de ficelle”,
associer une peinture sur bois de Rogier van der Weyden (Bruxelles, 1435),
et un collage de Ouka Leele (Madrid, 1979).
“Je joue. Tu joues. Nous jouons. Au cinéma. Tu crois qu’il y a. Une règle du jeu. Parce que tu es un enfant. Qui ne sait pas encore. Que c’est un jeu. Et qu’il est. Réservé aux grandes personnes. Dont tu fais déjà partie. Parce que tu as oublié. Que c’est un jeu d’enfants. En quoi consiste-t-il ? Il y a plusieurs définitions. Se regarder. Dans le miroir des autres. Oublier et savoir. Vite et lentement. Le monde. Et soi-même. Penser et parler. Drôle de jeu. C’est la vie.” Jean-Luc Godard, Lettre à mes amis pour apprendre à faire du cinéma ensemble, in l’Avant-scène cinéma, mai 1967.
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* Greluche : femme (frangine, gerce, gisquette, gonzesse, polka, sœur, souris, etc.)
* Madone : 1643 ; it. madona « madame ». Représentation de la Vierge.
Les Madones de Raphaël, de Botticelli. / Par comp. Visage de madone.
* Huile sur bois de chêne, 47 x 32 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin.
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