l’histoire d’un poisson / 1998-2010
Voici donc la véritable histoire du poisson qui, chaque année, annonce la venue des Allumés du verbe, un festival de conte organisé à Bordeaux depuis 1998…
Peut-être certains d’entre vous se souviennent-ils qu’il existait une vie avant la télévision et que pour passer le temps, pour se distraire et partager avec d’autres quelques moments agréables, on avait l’habitude de raconter des histoires… Des histoires de fées et de grands méchants loups, d’autres encore plus inquiétantes, ou plus coquines. Dans mon Limousin natal, on avait ainsi coutume « d’aller veiller » à tour de rôle chez les voisins. On se serrait autour du feu, bien au chaud dans le cantou. On mangeait des châtaignes en buvant du cidre, et chacun y allait de son histoire, alternant le français et le patois, l’inquiétant et le grivois… On racontait certes toujours un peu les mêmes histoires, mais le talent du conteur, c’était de broder, d’improviser des variations et de partir sur d’autres sentiers avant de reprendre le cours de son récit au moyen de quelque ritournelle. Et tout le monde écoutait, soutenait, relançait sa parole. On le sermonnait si, par hasard, il se fourvoyait ou racontait mal. On ne peut plus guère, aujourd’hui, imaginer de tels moments partagés, et ce n’est qu’à Marrakech (!) que j’ai retrouvé un peu de ces veillées corréziennes : au milieu de la foule des touristes, sur la place Jemâa el F’na, des groupes d’hommes de tous âges, des jeunes et des vieux, assis autour d’un conteur (meddah), écoutant, riant, interpellant, relançant le récit. Et lui, tenant par sa seule parole son auditoire en haleine, faisant durer le plaisir.
Oui d’accord, mais quel rapport avec le poisson ?
Attendez, soyez patients : il faut comprendre que le conte est souvent fait de détours et d’arabesques, de digressions et d’anecdotes… Et si vous l’ignoriez, sachez qu’il existe aujourd’hui en France, une poignée de gens passionnés et talentueux qui travaillent à faire (re) vivre ces histoires de contes, non pas dans la nostalgie d’un retour à un âge d’or perdu – celui d’une tradition orale qui n’est plus –, mais comme la base d’une création contemporaine dont le verbe serait le ferment. Il y a donc des conteurs et des conteuses pour imaginer et raconter des histoires, et puis des organisateurs pour programmer des soirées, des spectacles et des festivals de conte (on écrit « conte » au singulier, comme on écrirait théâtre, ou cinéma). Et tous ces gens ont un peu de mal à communiquer leurs projets… En effet, quand on dit « conte », depuis Perrault et les frères Grimm, chacun pense « pour enfants ». Bien sûr, si les conteurs dont nous parlons donnent aussi dans le familial et le scolaire, ils prétendent surtout à une expression susceptible de toucher un public plus large, ou du moins ils souhaiteraient que ce mot de conte soit débarrassé de cette connotation un peu condescendante de « spectacle pour les enfants »…
Marie-José Germain est l’une de ces personnes. Passionnée, créative, militante du verbe et des conteurs, elle organise tout au long de l’année différents événements. Notre compagnonnage est ancien. Elle passe un jour à l’atelier, assez désespérée : certains de ses partenaires institutionnels viennent de la lâcher. Au lieu de se résigner, elle nous annonce sa décision de créer un nouvel événement – sous le titre « Les Allumés du verbe » –, à Bordeaux, quasiment sans financement public, mais avec le soutien de nombreux conteurs de ses amis. Elle nous demande donc de lui bricoler un petit programme, sans beaucoup de moyens… Et c’est ici que commence véritablement l’histoire du poisson.
Pourquoi un poisson ?
À la lecture de ce long préambule, on aura compris qu’en matière de conte concevoir une affiche n’a rien de très évident. Entre les attendus du commanditaire, qui souhaite légitimement mieux communiquer son propos, et les clichés récurrents chez le plus grand nombre, le fossé est immense… Alors, comment faire dans l’urgence ?
Dans ces cas-là, un peu comme en cuisine, il y a les conserves ! À l’occasion, nous pratiquons parfois des sortes d’exercices libres pour vivifier l’imagination et stimuler la créativité. Alors, dans les interstices du travail de l’atelier, se construisent parfois des bouts d’images, sans queue ni tête, sans rime ni raison… Ainsi était née une sorte de poisson – avec une queue, justement, tranchée dans le vif d’un grand coup de couteau comme le pratique habituellement le poissonnier, et une tête de maquereau (?) photocopiée sur quelque emballage.
D’un côté cette image de poisson – tête et queue grossièrement « assemblées » –, de l’autre cette demande de concevoir un signe – libre et ouvert sur l’imaginaire et le conte – pour convier tous les « allumés du verbe » au festin.
Qu’est-ce qui nous a donné l’idée d’associer l’un et l’autre ? Sans doute quelques mauvaises raisons du style : Allumés du verbe ? Muets comme une carpe ! Ou plus prosaïquement le fait que, pour ce premier festival, il était question d’histoires, de récits de vie, de rumeurs et de chansons sur le port de Bordeaux… Ou encore cette sorte de certitude que l’on peut avoir à certains moments sur les projets : oui, cette image-là convient ; « ça fonctionne ». Toujours est-il que nous proposerons ce poisson pour l’affiche.
Pourquoi pas un poisson ?
On reconnaît le grand commanditaire à sa capacité d’accepter autre chose que la réponse attendue. Alors que les allumés du marketing auraient exigé que l’on s’évertuât à illustrer, imager, redoubler un titre – « Les Allumés du verbe » – qui déjà fait image, nous proposions un signe sans grand rapport ni avec le sujet ni avec l’objet… juste une image en décalage, bizarre, intrigante, suffisamment étrange pour se singulariser, interpeller, distraire. Et ce, sans trop chercher ni à argumenter ni à justifier : « Voilà, on a pensé à ça pour toi… » Marie-José a dû dire alors quelque chose du genre : « Ah oui… Pourquoi pas un poisson ? » Et elle a proposé de rajouter à la bannière des allumés cette devise magnifique : « Heureux les fous, parce qu’ils sont fêlés, ils laissent passer la lumière ».
Né d’une libre association d’images, apparu sur la scène un peu par hasard, notre poisson avait bien peu de chances de survivre à son premier rôle ! Pourtant, l’année suivante, l’idée de l’inviter à nouveau s’est imposée naturellement… Comme un jeu, une histoire ou un conte, dont on reprend naturellement le cours. Et de fil en aiguille, une année après l’autre, nous avons cohabité avec ce poisson bizarre ; lui avons imaginé de nouveaux rôles, de nouveaux habits, de nouveaux usages.
La morale de l’histoire ?
Un poisson s’était glissé par la porte entrouverte de l’urgence. Une fois dans la place, il s’installe et prend ses aises, il tourne et vire sur l’affiche des « Allumés », comme un poisson dans l’eau. Parce qu’on sait bien qu’il est muet comme une carpe, personne ne lui demande de répondre à la fatidique question : « Mais pourquoi un poisson ? » Pendant sept années, il circule ainsi, sans papiers d’identité, sans domicile fixe, au vu et au su de tout le monde…
Gaston Bachelard, poète, philosophe et grand rêveur de la terre, du feu, de l’air et de l’eau, écrit « que les voix de l’eau sont à peine métaphoriques, que le langage des eaux est une réalité poétique directe, que les ruisseaux et les fleuves “sonorisent” avec une étrange fidélité les paysages muets, que les eaux bruissantes apprennent aux oiseaux et aux hommes à chanter, à parler, à redire, et qu’il y a en somme continuité entre la parole de l’eau et la parole humaine… » Et plus loin, il insiste : « Le langage humain a une liquidité, un débit dans l’ensemble, une eau dans ses consonnes… »
D’où l’étonnante longévité de notre poisson ? Si personne n’a vraiment réussi à noyer la bête, c’est peut-être qu’elle porte la voix des eaux sur les terres du conte…
Finalement, après sept éditions du festival, avec sept affiches, sept variations plus ou moins grafico-loufoques sur l’image récurrente de ce poisson marabout bout d’ficelle, on peut bien se demander : « Finalement, pourquoi pas un poisson ? »
La création des images n’obéit pas nécessairement au rationnel et au raisonnable ; pertinence et efficacité ne vont pas forcément de pair avec la fonctionnalité et la logique… La libre association, l’intuition, la gratuité ou la vacuité apparentes peuvent parfois se révéler bien plus fécondes que les tables de la loi du marketing et de la communication.
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Les Allumés du verbe, festival de conte
Identité visuelle et communication graphique : affiches, programmes, annonces presse, etc.
Maîtrise d’ouvrage : Gustave, 1998-2010
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